| Extrait 
                    de Cahier d'Ubiquité - Tome 1 - (Pour un Dadaïsme 
                    microbien) - Editions Hermaphrodite - 2003 "Et 
                    alors? Alors, sous les ponts qui relient les deux rives du 
                    Rhin coule l’âme de l’Europe et du monde. 
                    Tourbillonnante, nacrée, convulsive et sereine, mélancolique 
                    et gaie. Mais sous les ponts du Rhin tournent aussi les turbines 
                    des centrales électriques qui se moquent des poètes 
                    et se moquent du Rhin. Si le bruit des turbines couvre celui de l’eau, alors... 
                    Si le feu des calculs couvre les rires humains, alors... Si 
                    des hommes prétentieux musellent le chant du monde, 
                    alors... Si le Quatuor Empereur ne peut plus murmurer son 
                    rire mélancolique sur les rives du Rhin, alors, alors,... 
                    Alors? Alors il y aura encore des camps! On ne les appellera plus 
                    camps, il n’y ressembleront même pas. On dira 
                    «Arbeit macht frei», «le travail rend libre», 
                    mais ce ne sera pas Auschwitz, donc on laissera faire. Il 
                    faut pleurer et rire en écoutant Haydn et faire de 
                    notre vie une jolie musique, sinon il y aura encore des camps. 
                    En Allemagne ou en France, en Europe ou ailleurs, il y aura 
                    des camps, mais pas comme ceux d’hier. Occupés 
                    à chasser des idiots déguisés en SS, 
                    on ne les verra pas. Pleins de satisfaction, certains de notre 
                    droit, animés par une non-pensée qui ne cherche 
                    que symptômes et efface l’essentiel de son champ 
                    de vision, nous raterons à nouveau la profondeur des 
                    choses et nous nous réveillerons, quelques années 
                    plus tard, constatant, ébahis, que nous avons une fois 
                    de plus écrasé et broyé les hommes avec 
                    le monde.
 Ce qui nous trompera et nous rendra aveugle, c’est que 
                    ces geôles futures n’auront même plus de 
                    murs. Peut-être aussi ces camps ne seront-ils même 
                    pas d’extermination mais seulement de discipline, de 
                    rééducation ou d’anesthésie, de 
                    lavage de cerveau. Peut-être dans ces camps sera-t-il 
                    devenu inutile de tuer, tant les hommes eux-mêmes auront 
                    renoncé à toute résistance et se considéreront 
                    de leur plein gré comme des biens consommables. Peut-être 
                    n’auront-ils même pas de noms, puisqu’ils 
                    n’auront pas non plus de lieux, qu’ils seront 
                    diffus, sans barbelés ni miradors, comme dilués 
                    dans l’air, microbiens.
 Ces camps existent déjà, mais tout comme ceux 
                    d’hier, «on ne sait pas, on ne sait pas, on ne 
                    savait pas...». A deux pas de chez vous, ne voyez vous 
                    déjà les colonnes de fumées des hommes 
                    que l’on consume dans un bain de chagrin ? "
  
 |